Contexte :
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le dessinateur Hergé, père du célèbre reporter Tintin, traverse une période de profonde dépression, symptomatique de l'esprit de l'époque. En effet, les crimes du nazisme, la violence incommensurable de la bombe atomique par laquelle la science se met au service de l'annihilation du monde, concourent à instaurer un sentiment partagé de non-sens, ruinant l'idée humaniste d'un progrès de l'homme, en même temps que celle, chère aux Lumières du XVIIIe siècle, d'un progrès de la connaissance qui serait un progrès pour l'homme.
Si l'homme ne peut plus être porteur d'espérances, si le monde peut être détruit, l'espoir d'un salut ne se trouve-t-il pas dans la poursuite d'un but consistant en la recherche d'un ailleurs ?
C'est dans ce contexte qu'il va poursuivre ce but : il se lance dans l'odyssée de l'aventure lunaire, qui donnera Objectif Lune et On a marché sur la Lune (Casterman, 1954), bien avant que, le 21 juillet 1969, la mission Apollo 11 ne conduise Neil Armstrong et Buzz Aldrin à marcher sur la Lune. La naïveté légendaire du reporter a cédé le pas à une vision désenchantée des hommes, pris dans la démesure de la technique, et le jeu des rapports de force politiques de la Guerre froide.
La vérité de la science-fiction - Extrait :
Quinze ans avant le premier pas d'Armstrong sur la Lune, Hergé y a envoyé ses héros. Il les entraîne dans l'exploration de notre satellite et dans des observations astronomiques. Au passage, il décrit le paysage lunaire et ses caractéristiques. Avec prémonition pour certaines, des erreurs dans d'autres. Mais toujours en raisonnant scientifiquement. Célèbre, la fusée rouge et blanche d'Hergé a aluni au milieu du cirque Hipparque, un des plus grands cratères lunaires. Le paysage est désertique, le ciel noir est rempli d'étoiles et la Terre brille au-dessus de l'horizon. La chaîne de montagnes visible au loin est sans doute la muraille du cirque, qui s'élève à près de 1 200 mètres au-dessus du fond. La fusée s'est posée entre deux petits cratères, au voisinage d'un escarpement rocheux qu'on aperçoit au premier plan. Le moins qu'on puisse dire, c'est que le lieu choisi pour l'alunissage n'était pas particulièrement facile. Pour la mission Apollo 11, la NASA avait recherché un terrain aussi peu accidenté que possible, cartographié en détail par les sondes Lunar Orbiter lancées entre 1966 et 1967.
Le paysage lunaire est éclairé par un Soleil en train de se lever, encore bas sur l'horizon est. La Terre est visible dans le ciel. Est-il normal de la trouver à cet endroit ? Pour répondre à cette question, revenons sur notre planète. La Lune nous y présente toujours la même face, dite "face visible". La rotation de la Lune sur elle-même est en effet synchronisée avec sa révolution autour de la Terre, de sorte que le changement d'orientation de la Lune résultant de sa rotation autour de la Terre est à chaque instant compensé par sa rotation sur elle-même. Vue depuis la Lune, la Terre occupe par conséquent une position quasiment fixe dans le ciel. Cette position dépend bien sûr de la position de l'observateur lunaire. Quelle est donc la position de la Terre dans le ciel du cirque Hipparque ? Comme celui-ci est situé à proximité du centre de la face visible, la Terre se trouve au voisinage du zénith. Elle ne devrait pas être visible sur l'image qui nous est montrée ! De plus, vue de la Lune, la Terre présente aussi des phases. Au premier quartier lunaire doit correspondre une demi-Terre, alors que nous voyons une Terre qui est représentée pleine.
Une fois que la porte extérieure de la fusée a été ouverte, Tintin est saisi par le "spectacle hallucinant" qui s'offre à sa vue. Pour le décrire, il le compare à un "paysage mort, effrayant de désolation".Il est étonnant de constater que Buzz Aldrin, le deuxième astronaute ayant marché sur la Lune, employa l'expression "magnificent desolation" (« désolation magnifique ») pour décrire le spectacle qui s'offrait à lui.
Tintin est aussi frappé par la noirceur du ciel, rempli de milliers d'étoiles qui ne scintillent pas. Hergé a raison. Sur Terre, le bleu du ciel et le scintillement des étoiles sont des conséquences de la présence d'une atmosphère. Celle-ci est constamment animée de mouvements turbulents dans lesquels se mélangent des masses d'air chaud et froid de densités différentes. La propagation de la lumière est affectée par ces variations de densité, produisant ainsi de petites déflexions qui l'écartent d'une trajectoire parfaitement rectiligne. Ce sont ces légers changements de direction, fluctuant au gré des mouvements de l'atmosphère, qui provoquent le scintillement.
Un petit pas pour Tintin
Que faire quand, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on débarque sur la Lune ? Le professeur Tournesol et les responsables de la NASA se sont posé la question. Quel temps consacrer à l'émotion, aux paroles historiques, aux symboles, à la science, au tourisme ?La situation de Tintin et de ses amis, qui passent deux semaines sur la Lune, est cependant très différente de celle de Neil Armstrong et de Buzz Aldrin, qui ont bénéficié de seulement deux heures de marche lunaire.
Les premiers équipements mis en place par Tournesol sont des instruments d'optique et des caméras. En installant un observatoire sur la Lune, le professeur compte manifestement profiter des conditions favorables à l'observation astronomique en l'absence d'une atmosphère. La possibilité de créer un observatoire lunaire a été effectivement envisagée. C'est plutôt sur la face cachée que les télescopes devaient être placés afin d'éviter la présence gênante de la Terre dans le ciel (le clair de Terre lunaire est cinquante fois plus brillant que notre clair de Lune) ; ce serait aussi l'endroit idéal pour placer des radiotélescopes qui seraient ainsi isolés du « bruit » des ondes électro-magnétiques émises par les activités humaines.
Les activités menées sur la Lune du 3 au 6 juin sont décrites dans le journal de bord de Tournesol. Il est étonnant qu'à aucun moment ne soit mentionnée la collecte de roches lunaires. Le retour sur Terre de ces échantillons était une priorité absolue des missions Apollo. Glisser quelques fragments de roche dans l'une des poches de sa combinaison fut d'ailleurs la première chose que fit Armstrong,
ses pieds à peine posés sur le sol lunaire. Il fallait être sûr d'avoir réalisé cette tâche prioritaire en cas de départ précipité ; ce n'est qu'ensuite qu'il a déployé l'antenne de communication. Finalement, Armstrong et Aldrin ont rapporté 21 kilogrammes d'échantillons.
Après l'installation du matériel, la journée du 4 est consacrée aux observations astronomiques. Le télescope est pointé vers les planètes les plus proches, écrit Tournesol. Ce ne serait sans doute pas la priorité d'un astronome car c’est l'étude des rayons cosmiques qui paraît nettement plus intéressante.
De l'eau sur la Lune ?
L'exploration audacieuse d'une grotte lunaire par Tintin et Haddock est certainement l'un des hauts faits de la mission, car ils y découvrent des stalactites, des stalagmites et de la glace ! Est-ce bien raisonnable ? Comme l'explique le professeur Tournesol, il n'y a pas une goutte d'eau liquide sur la Lune et la présence de concrétions calcaires est donc bien improbable… Quant à la glace, c'est une autre affaire ! S'il n'y a pas d'eau liquide sur la Lune, c'est qu'elle ne pourrait y rester bien longtemps. En effet, quand la pression diminue, la température d'ébullition diminue elle aussi. En l'absence d'atmosphère, la pression à la surface de la Lune est quasiment nulle et la chaleur du jour solaire est largement suffisante pour évaporer la moindre flaque en un rien de temps. Exposée au Soleil, la glace subirait le même sort. En revanche, dans des régions abritées de la lumière solaire, comme une grotte, elle pourrait subsister un peu plus longtemps. La température y est quasiment constante, cette stabilité étant la conséquence de l'inertie thermique et de l'isolation des roches. Dans une cavité lunaire, la température atteindrait 18 °C. Mais même à 18 °C la glace se sublime très vite dans le vide : les couches de glace qui ont été découvertes par Tintin auraient dû disparaître en quelques dizaines d'années.
La cause semblait entendue quand, en 1994, la sonde américaine Clementine détecta des indices de la présence de glace dans les régions polaires. Cette observation surprenante pouvait cependant s'expliquer car, dans les régions polaires de la Lune, le Soleil est toujours très bas sur l'horizon. Une muraille de cratère, même peu élevée, peut alors maintenir une zone étendue dans une ombre permanente. La température s'abaisse en dessous de -200 °C et la glace peut subsister plusieurs milliards d'années avant de se sublimer.Les observations de Clementine furent cependant contestées. Quatre ans plus tard, la sonde Lunar Prospector détecta de grandes quantités d'hydrogène autour des pôles. Si cet hydrogène est effectivement associé à de l'oxygène dans des molécules d'eau (ce qui semble probable), la masse de glace mêlée au sol pourrait atteindre plusieurs centaines de millions de tonnes. Pour tenter de confirmer cette idée de manière définitive, les responsables de Lunar Prospector se sont livrés à une expérience très spectaculaire. Au terme de la mission, ils ont précipité la sonde sur le cratère Mawson, proche du pôle lunaire sud, en espérant pouvoir détecter, depuis la Terre, la vapeur d'eau vaporisée par l'impact. Ils n'y parvinrent pas. Cela dit, la mesure était si difficile que la présence de glace sur la Lune n'a pas pour autant été remise en cause.
D'où peut-elle bien venir ? Sans doute des comètes ! Ces "boules de neige sale" proviennent des confins du système solaire mais peuvent, dans certains cas, s'approcher du Soleil. Ce sont les impacts de comètes sur la Lune, événements pourtant très rares, qui expliqueraient les observations effectuées aux deux pôles lunaires. Bien sûr, sous la violence du choc, la comète est dans un premier temps volatilisée, mais dans les régions polaires très froides la vapeur d'eau pourrait reformer de la glace en se recondensant. Hergé avait donc (à moitié) raison : il y a bien de la glace sur la Lune, même s'il n'y a jamais eu d'eau liquide !
D’après l’article de Roland LEHOUCQ, Robert MOCKOVITCH, La Recherche, à la suite de leur ouvrage Mais où est donc le temple du soleil ? Enquête scientifique au pays d'Hergé, Vérification de la validité scientifique des Aventures de Tintin et Milou, Flammarion, 2003.
Questions :
1. En vous guidant du surlignage, repérez les anticipations de Hergé confirmées par les missions lunaires ultérieures et celles qui s'avèrent fausses.
2. Analysez la part de la dimension psychologique, dans les analyses ci-dessus.
3. Analysez les expressions : "paysage mort, effrayant de désolation", "désolation magnifique".
La présence inquiétante du mal, sous la figure du traître :
Le baron fait référence à Isaac Ezratty, espion juif grec au service de l’armée du régime nazi : sa figure souligne tragiquement la duplicité humaine.
Si, dans l'aventure de Hergé, le "Bien" triomphe du "Mal", reprenant les codes du happy end de la bande-dessinée, c'est au prix du sacrifice ultime de Wolff, incarnant une superposition de deux figures historiques de scientifiques-traîtres : Wernher von Braun (ingénieur nazi inventeur du missile V2, arrêté par la Gestapo en 1944 pour avoir anticipé la défaite de l'Allemagne et s'être rapproché des États-Unis dans l'espoir d'un avenir civil pour la technologie du missile) et Klaus Fuchs (physicien atomiste d'origine allemande, naturalisé britannique, avant d'être arrêté par les États-Unis pour avoir été un espion au service du régime soviétique).
Réflexion :
1. La science apparaît-elle encore comme porteuse d'espoirs ?
2. En quoi l'objectif de recherche de la vérité est-il compromis par des considérations d'ordre géopolitique ?
3. Hormis la figure du professeur Tournesol, sorte d'archétype d'une probité de la quête du vrai atemporelle, quelle image Hergé nous donne-t-il des scientifiques ?
4. En quoi Hergé contribue-t-il à pointer une certaine vanité de la science ?
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